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Pris pour cible

Le Mardi 21 Août 2012 par Kaio Shin

Je commence à le comprendre. Depuis le temps que je suis pointé du doigt. Je suis le grand méchant loup. Le responsable de tous les maux de la planète. La crise, c'est moi. La famine, c'est toujours moi. Je mange des enfants, je viole des animaux. Et en plus je gagne des millions, alors que je ne fais que courir derrière un ballon. On ne cesse de me le répéter. Les Jeux Olympiques qui viennent de s'achever furent un calvaire pour moi. Vous comprenez, je ne fais pas le poids face à tous ces athlètes, si gentils, si disponibles, avec mon casque sur les oreilles et mes millions. Chaque nouvelle médaille était l'occasion de me le rappeler. C'est vrai qu'en y réfléchissant bien, j'ai tous les torts.

Olympique de Marseille

Je gagne des millions, donc. Pourtant, il semblerait que je ne les mérite pas. On m'oppose au prolétaire qui se lève à six heures du matin pour aller à l'usine. J'ai ouï dire qu'il aurait beaucoup plus de mérite que moi. Alors pourquoi me paie-t-on autant ? Pourtant, lui aussi est regardé par des millions de personnes pendant qu'il travaille. Travailler à la chaîne et pratiquer le sport le plus populaire du monde au plus haut niveau, c'est exactement la même chose. Alors il faudrait que l'on m'explique cette scandaleuse différence de rémunération. D'autant que faire ce que je fais, c'est à la portée de tout le monde. Je n'ai aucun talent. Ce n'est pas comme si le football nécessitait une technique particulière, qui se travaille et se développe dès le plus jeune âge. Non, n'importe qui peut jouer en Ligue 1 et même, en Ligue des Champions. Tout comme n'importe qui peut remplir l'Olympia et vendre des millions de disques à travers le monde. Le talent n'a aucune valeur et ne peut permettre aux hommes qui en ont de le rentabiliser pour vivre dans le confort. Je ne mérite donc définitivement pas tout cet argent. Je suis tout de même nostalgique. Il y a 10 ans, je gagnais déjà beaucoup d'argent. Et ça ne gênait personne, à l'époque. Pourquoi ? Je ne pense pas que cela ait un quelconque rapport avec les bons résultats de l'équipe de France à l'époque. Impossible. Ce serait un peu trop simpliste, comme philosophie, de la part de personnes qui prônent l'exemplarité en toutes circonstances. Non, vraiment, c'est impensable que l'on ait pas le droit de gagner des millions juste pour courir derrière un ballon, mais que l'on en ait le droit dès lors qu'en plus de courir derrière, nous le poussons régulièrement dans un espace clos appelé but. Les gens sont bien trop intelligents pour raisonner de façon aussi basique.

Ha, il y a aussi les marques. Malgré tous mes défauts, c'est toujours moi qu'elles veulent voir dans leurs pubs. Pourtant, je ne vends pas plus de maillots que Teddy Riner vend des Kimonos. Le bonnet de bain de Yannick Agnel fait un malheur dans toutes les boutiques. Là encore, je ne vois aucune explication rationnelle. La natation aussi réunit des millions de personnes devant la télé, chaque semaine. Les chaînes de télévision dépensent des milliards pour les championnats de France de Judo. Parce que le peuple est demandeur ! 20 millions de français se pressent devant leur télévision pour assister au titre de Champion du Monde de Tony Estanguet. Les Champs-Elysées étaient bondés quand Julie Bresset a obtenu une médaille d'Or à Londres. Vous n'attendez pas les JO pour vous passionner devant un match de Ping-Pong. Vous ne restez jamais 4 ans sans assister à au moins un match de Water-Polo. Il y aurait donc beaucoup trop d'argent dans le football, et sans raison valable... Il est clair que l'engouement du peuple autour de ce sport n'y est pour rien. C'est évident que mon énorme salaire, que vous décriez tant, n'est absolument pas lié au fait que vous êtes parfois prêts à payer 90 € pour venir me voir jouer. Ni au fait que les marques dépensent des millions pour une pub de 30 secondes à la mi-temps d'un match de Ligue des Champions, puisque que vous n'êtes que 8 millions à être devant vos postes à ce moment-là. Toutes vos critiques sont donc légitimes, puisque vous n'y êtes pour rien. Le foot, ce n'est pas vous. Vous n'avez aucune influence sur ce que je gagne. Je ne peux donc pas vous reprocher de m'en vouloir. Surtout qu'en plus, je suis très con. Je ne sais pas penser. Je ne suis qu'une racaille qui écoute du rap, un caïd immature. Je suis donc dans l'incapacité totale de trouver des réponses à toutes les questions que je me pose dans ce texte.

Il y a aussi l'attitude. Je ne chante pas La Marseillaise. Ce qui est vraiment scandaleux. Surtout quand on pense que Zidane et Platini la chantaient, eux. En plus, ils sont pauvres. Ils n'ont pas d'immenses revenus. Zidane n'est pas toujours sous contrat avec une célèbre marque de sport 6 ans après la fin de sa carrière. Ils sont donc proches du peuple. Logique qu'ils soient beaucoup plus populaires que moi, le si vilain footeux de 2012. On me demande d'être un exemple. Parce que les enfants me regardent. Est-ce vraiment mon rôle de les éduquer ? Est-ce vraiment sain de donner autant d'importance à mes faits et gestes et de ne pas expliquer à son môme qu'il ne faut pas faire de moi un guide spirituel ? Je ne vaux vraiment rien par rapport aux joueurs de Rugby. Quand ils se fightent à 5 contre 5 en plein match, ça fait partie du folklore. C'est le fameux "viril mais correct". Ils ont le droit de picoler, c'est la troisième mi-temps, c'est trop super ! Moi, si j'ai le malheur de lâcher un pet de travers pendant une causerie, ça fait la une des journaux et je passe en commission de discipline. J'ai pourtant cru comprendre que les gens en avaient marre de ce foot aseptisé. C'est peut-être aussi pour ça que je passe pour un gogole avec mes réponses toutes faites en interview. Peut-être ai-je peur d'être l'objet d'une polémique nationale si j'ai eu le tort de pondre un petit "fait chier" après une défaite. Quoi qu'il en soit, je ne suis plus à la mode depuis environ 4 ans. Mais que je me rassure ! Les chanteurs, les golfeurs, les acteurs et les basketteurs subissent eux aussi ces critiques ! Eux aussi palpent un max de blé, ils ne peuvent donc pas échapper à la colère du peuple. D'ailleurs, la nouvelle ministre des sports, après s'être émue du montant du salaire de Zlatan Ibrahimovic au PSG, a fait exactement la même chose quand Nicolas Batum a signé un nouveau contrat avec Portland. Elle s'est empressée d'aller sur les plateaux de télévision pour clamer que "46 millions de dollars en 4 ans pour du basket, c'est indécent". Me voilà donc rassuré, je ne prends pas pour tout le monde. Je ne suis pas le bouc-émissaire idéal. Je ne suis pas un bouclier pour les politiciens. Et puis, ce n'est pas comme si les médias oubliaient de préciser que la plupart des très grands joueurs possèdent des associations, des fondations. Ce n'est pas comme si c'était dans leur intérêt de passer cela sous silence, ni comme si ça ferait voler en éclat l'image déplorable qu'on nous donne. Bref, je suis définitivement un sale con. Un pourri gâté pété de fric et égoïste. Pourtant, c'est bien un éxilé fiscal qui est élu personnalité préférée des français depuis des années. Je suis un enfoiré, pourtant je ne fais pas partie de la petite bande du même nom, de ces artistes blindés de pognon qui, sans trembler, organisent des concerts avec rémunération pour demander à 16 000 gueux en folie de faire un don permettant à un clodo de manger un Bolino aux poireaux périmé depuis 13 jours. En oubliant pas, bien sûr, de toucher un petit pourcentage sur les ventes de DVD. Je ne fais pas tout ça moi. Parce que je suis le responsable de tous vos malheurs. Je n'ai ni coeur, ni valeurs. Je suis votre souffre-douleur. Votre déshonneur.

Je suis footballeur.

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